édito 2o15

De la caricature . . à l’épouvantail

« Pour ma part ces troubles ne m’incitent ni au rire, ni non plus, aux larmes ; ils m’engagent plutôt à philosopher et à mieux observer ce qu’est la nature humaine. (…) Mais, maintenant, je laisse à chacun la liberté de vivre selon son naturel (ingenio) ; ceux qui le veulent, certes, peuvent mourir pour leur bien, pourvu qu’il me soit permis à moi de vivre pour la vérité.» ( Baruch Spinoza – Lettre XXX à Oldenburg )

« La forme, c’est du fond qui est remonté à la surface. » ( Victor Hugo )

« A force de montrer au peuple un épouvantail, on crée le monstre réel. » ( Emile Zola – Le Figaro du 16 mai 1896 )

Pour vivre ensemble « on ne peut pas jouer avec les haines et les peurs, avec la guerre de tous contre tous, les identités contre les identités, etc., comme on jouerait avec des allumettes ! » ( Edwy Plenel ), mais alors . . comment ne pas s’interroger :

Quelles différences y a-t-il entre une caricature et un épouvantail ? Ces différences sont-elles les mêmes pour nous tous ? Nos épouvantails agités, nos monstres engendrés, sont-ils les mêmes pour nous tous ? La liberté d’expression, en tant qu’elle est un des droits les plus précieux de l’homme ( article 11 de notre DDHC ), peut-elle s’exercer en « boucle ouverte », c’est-à-dire s’affranchir de l’éthique de responsabilité même lorsque cette expression ne déborde pas les cas déterminés par la Loi ?

Je ne me sens pas Charlie. Je suis Cabu, depuis près de cinquante ans, depuis que le Grand Duduche m’initia au droit de rire alors que mes parents m’inculquaient aux forcepts les soumissions du catéchumène. Je suis Wolinski, depuis guère moins, même si entre temps je lui préférai les outrances de Reiser et de Siné, ou la poésie de Gotlib et plus encore la ‘pataphysique de Topor. Je suis neveu d’oncle Bernard, depuis quelques temps déjà, apprenant de lui et de nombreux autres économistes défroqués ou attérés combien il est salutaire de faire des cures d’anti-foi néolibérale.

Je ne me sens pas Charlie ; je m’efforce de distinguer « caricature » et « épouvantail » comme je m’efforce de faire la différence entre « éthique de conviction » et « éthique de responsabilité« . Je n’oublie pas que Charlie Hebdo est désormais largement diffusé bien au-delà du petit village gaulois des nanars complices et consentants, et qu’il peut désormais offenser d’autres « nous ». Je ne peux pas approuver que ces autres « nous », offensés, ne le sont que parce que ce sont des « cons » au dire des libres offenseurs eux-mêmes. La manière, le style, en un mot la forme, ne sont pas innocents, c’est toujours du fond qui remonte à la surface écrivait Hugo. Le périmètre et le contexte ont considérablement changé ; avec la mondialisation de la diffusion et l’accentuation des confusions et des intolérances géopolitiques, Charlie Hebdo ne peut plus se déclarer satiriquement « irresponsable » sans l’être quelques fois de facto.

Non, je ne me sens pas Charlie, je me sens Cocu comme le sont désormais le chat jaune et le chien rouge de Charb, trois points noirs sur le nez.

Si on ne faisait que pleurire ainsi en toute unanimitié politiquement correcte, on pourrait faire salon, se réjouir de l’audience de nos talk‑show de consolation et ajouter notre larme aux millions de tirages de celle du prophète croqué, miséricordieux pour certains d’entre-nous autant qu’insultant pour d’autres nous. Quand bien même s’efforcerait‑on à plus de subtilité, qu’on resterait dans l’incompréhension faute d’avoir établi un diagnostic congru.

Comment nos sociétés ont-elles pu gâter quelques rares grands enfants, espiègles, irrévérencieux, indociles, assez iconoclastes pour se caricaturer eux-mêmes comme des cibles, et tout en même temps gâcher tant d’enfants démunis, désintégrés, assez déboussolés pour adhérer à des projets d’outre-sens comme s’ils étaient de leur essence, ou à des rêves d’outre-nuits comme s’ils étaient les lumières de leurs jours ?

Quelle est donc cette famille où seuls les premiers de la classe colloquent en leurs miroirs et président aux banquets, là où quelques boute-en-train badinent et s’encanaillent pour ébaudir la galerie, pendant que les indésirés sourdent leurs rébellions et se rebiffent en assassinant leurs frères ? Comment chacun d’entre-nous ne se demanderait-il pas s’il est bien là chez lui, et quelle est sa place à table ?

Quelles ont été les conditions de possibilités d’une telle désagrégation affective, éducationnelle, culturelle, sociétale, économique, etc. ? Nos enfants seraient-ils les seuls responsables de cette dislocation, les uns héroïques, les autres expiatoires, les uns éblouis, les autres aveuglés ? Les semeurs de terreur venus d’ailleurs seraient-ils les seuls responsables de nos démembrements domestiques ? Quelles sont encore aujourd’hui, et peut-être pour longtemps, ces conditions de possibilités délétères ? Pourquoi et comment les entretient-on ?

Est-ce simplement une guerre ? Voilà un secours sémantique des plus binaire, un peu simpliste, un peu court, et bientôt peut-être aussi liberticide que bien-pensant. N’est-ce pas d’abord et avant tout le constat d’un échec manifeste et mortifère de notre vivre ensemble dont profitent les adversaires intérieurs et extérieurs de la démocratie républicaine ?

Liberté, Egalité, Fraternité ? Chiche ! Mais à condition de ne pas noyer dans une doxa conservatrice, fut-elle de gauche, tout ce que cela exige de révolutionnaire, c’est-à-dire la Créativité, l’Equité, la Solidarité. Non, ce ne sont pas là des dérivés sémantiques du triptyque républicain mais bel et bien les immanents anthropologiques de celui-ci.

La pensée des Lumières ne doit pas demeurer un dogme éternel et glacé mais redevenir une sédition permanente et brûlante ; elle n’est pas érodée par les récurrences obscurantistes du moment, mais mise au défi par elles. Désormais, le rationalisme doit intégrer le « diversel anthropologique » pour ne pas se pétrifier dans un « universel désincarné », . . celui par exemple des kitistes de l’éducation nationale, ou celui bientôt totalitaire des algorithmistes bigdata-cloudés producteurs de « camemberts à parts de marché ». Spinoza avait raison et Descartes tort ; la raison humaine ne peut pas s’abstraire des affects dont elle émerge ; la raison humaine n’est qu’affective. Le rationalisme politique ne doit pas demeurer ce narcissisme si ébloui par son propre discours sécuritaire, gestionnaire et comptable qu’il en demeure aveugle à ses infirmités et à ses carences endogènes profondes. 



Rappel – L’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction

Nous en arrivons ainsi au problème décisif. Il est indispensable que nous nous rendions clairement compte du fait suivant : toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité [verantwortungsethisch] ou selon l’éthique de la conviction [gesinnungsethisch]. Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. » Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de la vérité de l’éthique de conviction, que son action n’aura d’autre effet que celui d’accroître les chances de la réaction, de retarder l’ascension de sa classe et de l’asservir davantage, il ne vous croira pas. Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi.

Au contraire le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir. Il dira donc : « Ces conséquences sont imputables à ma propre action. » Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale. Ses actes qui ne peuvent et ne doivent avoir qu’une valeur exemplaire mais qui, considérés du point de vue du but éventuel, sont totalement irrationnels, ne peuvent avoir que cette seule fin : ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction. Mais cette analyse n’épuise pas encore le sujet. Il n’existe aucune éthique au monde qui puisse négliger ceci : pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d’une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses.

Max WEBER, Le savant et le politique, 1919

 jef Safi (billet n°22 du blog Mediapart)