édito 2o16

Il faut choisir, se reposer ou être créatif.

( lettre ouverte d’un jeune retraité en réponse au message amical d’un jeune collègue encore subordonné )

Laisser une trace, dis-tu ? Non, je ne crois pas qu’on laisse de traces d’un passage, au sens où l’on distinguerait le traceur et le tracé. Il faut renverser la proposition, déplier la dialectique du passage et de la trace pour en déployer tout le dialogisme. Chacun de nous n’est lui-même qu’un bouquet de traces, qu’un lacis de plis et de replis, qu’un entrelacs d’interfaces et d’interstices. Plus précisément, chacun de nous « a lieu » au point de passage éphémère d’un agencement plus ou moins consistant d’une multiplicité de linéaments plus ou moins concourants. Chacun de nous y « fait lieu » de cette complexion plus ou moins contingente, plus ou moins subsidiaire. (diantre !) «  Je est un autre. » confesse Rimbaud ; « Le rhizome est pure multiplicité hétérogène et souple. » précise Deleuze ; « Je suis multiple, je suis multitude, JE est légion… » constate Cyrulnick, etc.

On ne trace pas pour ne pas oublier. On ne passe pas pour parapher telle ou telle bifurcation. En revanche, on concourt à infléchir les rhizomes qu’on traverse en exerçant avec eux nos puissances co-extensives d’agir et de pâtir et ce, sans jamais accomplir ce qu’on projette tel qu’on le projette, irrémédiablement. Alors, affecter une trace à un sujet ne peut être qu’inventer ce sujet et n’y voir que l’image virtuelle qu’on lui assigne ; c’est fabriquer un miroir magique, un mirage tragique. « Ce qui embellit le désert, c’est qu’il cache un puits quelque part … » dit le Petit Prince au pilote de Saint-Exupéry ; il serait moins poétique mais non moins assertif en disant « Ce qui peut enlaidir le désert, jusqu’à le rendre mortifère, c’est qu’il dessine quelque fois des mirages. » (pardi !)

Il faut s’efforcer de n’être ni la cause ni l’effet des traces qui nous constituent. Causes et effets ne sont que les deux faces apparemment opposées d’un ruban de Möbius dont on sait qu’il n’a qu’une seule face et qu’une seule bordure. S’il fallait donner un nom au couple cause/effet, je l’appellerais volontiers in-formation, où l’in signerait l’inter plus de l’intro, et la racine form l’affect plus que le morph. Il faut s’efforcer de suivre le plus souvent possible la bordure ; là où le ruban est le plus affilé il est le plus pénétrant et donc le plus profond dans l’anamnèse. (fichtre !) Toute la difficulté, sur cette trajectoire acérée, est de demeurer digne dans notre rôle, d’en rendre compte sans honte, autrement dit d’être le responsable de notre ethos, en un mot d’être éthique.

Sage, dis-tu ? Non plus. La sagesse existe-t-elle ? Où et quand que ce soit ? On en doute infiniment dès qu’on s’efforce, par exemple, de penser la géopolitique jusqu’à l’écosophie, au-delà des jeux et des postures c’est-à-dire, inséparablement, dans les espaces larges de l’histoire, selon les temps longs de la géographie, et au gré de toute la complexité anthropologique. Il faut savoir « analyser sans isoler et intégrer sans confondre » professe Morin, mais qui le peut vraiment ? Dans ce monde dont les futurs radieux se gribouillent aux passés décomposés et les impératifs communs aux conditionnels égoïstes ; dans ce monde mu par les pulsions binaires et les passions réductrices bien plus et bien avant la raison ; dans ce monde-là s’efforcer vers la lucidité est déjà une épreuve ô combien laborieuse, périlleuse même. Alors la sagesse . . !?

Trigonomorphose toroïdale de l’illusion centripète de l’Être à travers l’n-sphère de l’in-formation centrifuge de l’Entre actualisant une ligne-de-fuite dans les linéaments virtuels de la Voie (dào) entrouverte par le Souffle (qì) du Vide Médian (taìjítú). [(cc) jef safi / flickr]

Nihiliste alors ? Pas du tout. Relativiste ? Encore moins. Perspectiviste ? Oui, mais seulement au sens exigeant de Leibniz, Spinoza, Nietzsche, Deleuze, Rosset, Bitbol, etc., pour ne citer que quelques phares. Non pas pour dire que tout est affaire de pointS-de-vue (au pluriel anthropocentrique), grave erreur subjectiviste, mais pour admettre et assumer que «rien n’est perceptible, sensible et intelligible, hors un Point-de-Vue» (au singulier monadique, désanthropocentré). Seul le Point-de-Vue fait monade ; il est absolument nécessaire à toute perspective, autant que toute monade est nécessairement insuffisante à envelopper tous les Points-de-Vue. Le Point-de-Vue est sur la bordure, incompossible ontologique avec les solipsistes qui caracolent sans tête autant qu’avec les éblouis qui capturent les feux de la rampe.

Au repos, dis-tu ? J’espère bien que non. Aux impératifs des comptables et des actionnaires qu’ils oignent, s’en sont substitués d’autres non moins pressants et dévorants, mais au moins ces derniers sont-ils pleinement consentis. Pour de nombreuses raisons spécifiques, l’éclipse de la retraite n’est pas l’épisode le plus confortable ni le plus récréatif du feuilleton, mais au moins permet-il de procrastiner encore un peu le faux suspens de l’épilogue. Alors dans ce temps qui ne passe plus sans s’accélérer, sans qu’on ne sache même plus dans quel ordre, rien n’est plus urgent que de ne pas se reposer et, par exemple, de remettre sur le métier les ouvrages laissés en peine pendant les périodes carcérales.

C’est en prison qu’on se repose, jusqu’à s’étioler et s’abrutir. Il y a tant de prisons. Fasses que ton job ne soit jamais une geôle. Si ton désir‑propre n’est pas en ligne avec la conjonction des désirs-maîtres qui te gouvernent, tous congrûment identifiés et pondérés, alors compose et re‑compose ton bouquet, jamais ne te repose ! « Il faut choisir : se reposer ou être libre » dit Thucydide. J’enfonce ce clou plus profondément encore, « Il faut choisir, se reposer ou être créatif », pour énoncer une parallaxe perspectiviste radicale : on n’a pas la Liberté d’arbitrer de plein gré entre toutes nos subordinations, mais on dispose de cette marge de Créativité qu’entrouvre l’inépuisable croissance de l’Entropie à notre infime puissance d’agir, et ce n’est pas une moindre responsabilité que d’apprendre à la transcender, bien au contraire.

Car . . il faut veiller au grain ! Spinoza nous met en garde : « Les hommes se trompent en ceci qu’ils se croient libres, opinion qui consiste seulement en ceci qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent. ». Valery abonde : « L’homme croit savoir ce qu’il fait, mais ne sait jamais ce que fait ce qu’il fait. ». Antonio Machado poétise admirablement cette perspective :

« Voyageur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant . .
. . lorsqu’on se retourne on voit le sentier que jamais on n’empruntera à nouveau . .
. . Voyageur, il n’y a pas de chemin, rien que des sillages sur la mer.
 »

Et c’est Deleuze qui dessine la ligne-de-fuite, celle qui crée et non pas celle qui trace, celle qui passe, celle qui passe entre les choses, c’est‑à‑dire non pas celle qui les cerne mais celle qui les assemble et les sépare à la fois :

« Un devenir n’est pas une correspondance de rapports. Mais ce n’est pas plus une ressemblance, une imitation, et, à la limite, une identification. (…) Devenir n’est pas progresser ni régresser suivant une série. (…) Le devenir ne produit pas autre chose que lui-même. C’est une fausse alternative de nous dire: ou bien on imite, ou bien on est. Ce qui est réel, c’est le devenir lui-même, le bloc de devenir, et non pas des termes supposés fixes dans lesquels passerait celui qui devient. (…) Le devenir est involutif, l’involution est créatrice. »
( Gilles Deleuze – Mille plateaux, pp. 291-292 )

Avec tous mes voeux . . les meilleurs comme les plus facétieux.

jef Safi