édito 2oo5

acqua alta

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… on dirait du Dali … à Venise … ! Tu vas en faire ta carte de Voeux 2oo5 ?

– Bien vu p’tite soeur ! On a redécouvert Dali par hasard. Mais y a-t-il de vrais hasards ? Une expo du centenaire au Palazzo Ducale au printemps. Il m’a sauté à la figure. Il a fallu plonger. Sa vie, son oeuvre. J’ai compris pourquoi après. J’y ai passé des mois. On est allé à Cadaqués, Figueres et Port-Lligat cet été. Réduire le personnage à un fou est une folie. Il est beaucoup plus hallucinant que ça. Le jeune peintre de la période surréaliste est absolument génial. Puis le mystique nucléaire s’est dispersé entre fulgurances géniales et dandismes fumistes. Quant à l’homme, c’était un monstre, dans toutes les ambivalences du terme. Trop anar pour les orthodoxes, trop monarchiste pour les républicains, trop classique pour les modernes, trop surréaliste pour l’appareil surréaliste auto-institué, trop mystique pour les anticléricaux, trop médiatisé pour les purs, trop sybarite pour les frustrés, trop réac pour les prétendus révolutionnaires, trop révolutionnaire pour les bourgeois, trop inconsistant pour les intellectuels, trop intellectuel pour les riens-pensants, en somme irrécupérable et trop libre pour tous les colleurs d’étiquettes. Il est lui-même sa propre oeuvre, il est la Vénus aux multiples tiroirs, mal connu donc mal aimé, à cause de cette multiplicité extrême, monstrueuse.

Et pourquoi lui … pour envahir Venise inondée ?

– Je travaillais sur nos photos de Venise en essayant d’échapper aux archétypes de cartes postales. Quasi impossible ! D’autant que je n’ai pas su capturer assez de matière hors clichés. Et puis un jour, en traitant ce mur du Cannaregio, j’y ai défoncé la porte, au sens propre, en imaginant ce sur quoi elle pouvait s’ouvrir. Et c’est Dali qui s’y est engoufré, rhinocéros et éléphant spatial en tête. Il faut dire que j’étais en pleine lecture du Descharnes-Néret et de l’analyse de la méthode paranoïa-critique par Ruth Amossy. Alors je me suis pris au jeu de l’exercice d’abréaction graphique, à la manière de Dali lui-même : laisser venir les objets inconsciemment, les laisser s’interpeler entre-eux et se mettre en scène eux-mêmes (phase d’association libre Freudienne), puis composer l’image sous la seule pression cathartique des « hasards objectifs » constatés consciemment (Phase critique, cartésienne raisonnée). Processus cathartique au moins aussi efficace que l’écriture !

… tu dis l’homme monstrueux ?

– Un pur hédoniste, égocentrique, doublé d’un tragico-romantique totalement libéré, et triplé d’un perfectionniste maniaque. De base, dans l’ennéagramme, c’est un SEPT à aile SIX (l’enfant-roi hédoniste), mais il développe aussi un réel QUATRE à ailes CINQ (le créateur surréaliste) et ne se recompose que dans la cohérence et le perfectionnisme du UN (le puriste mystique). Absolument incroyable ! Magnifique et monstrueux ! Le seul cas que je connaisse d’une mante religieuse qui jouisse de se dévorer elle-même par boulimie narcissique, tout en se laissant cannibaliser (par Gala), par soumission masochiste sublimée. Il faut lire l’analyse de « La métamorphose de Narcisse » par Claire Nouvet. Cette oeuvre de Dali est un véritable auto-portrait, celui de son « moi » polymorphe.

Et pourquoi Venise … un « hasard objectif » aussi ?

– Absolument SOfy ! Un impromptu d’Evelyñ sur une coïncidence heureuse de nos calendriers. Une envie d’anniversairiser nos trente ans de non-mariage anticonformiste … et puis … le train de nuit … les grands lacs au coeur de l’insomnie … l’Italie de la Vénétie … l’aube sur la lagune … les eaux du grand canal … la lumière … les couleurs … indescriptibles avec des mots … on en reviendra jamais plus. Venise doit ressembler à l’Italie que tu phantasmes. Plusieurs fois par an, l’acqua alta est la conjonction des marées, des courants, des pluies et des vents. Le niveau de la lagune peut monter de quelques dizaines de centimètres. Elle flue de partout, par tous les canaux du centre historique, et spectaculairement par dessous la place Saint Marc entièrement construite sur pilotis. Je n’ai pas su restituer le millionième de cette Atlantide vénitienne dans mon « acqua alta » à moi.

 » Acqua Alta – L’amnésie contagieuse de l’amante religieuse « 

oOops !? Image multiple jusque dans le titre alors ! T’as pensé à la mante Religieuse en écrivant Les Pathons de Marc ou en découvrant l’interprétation de l’Angelus par Dali ? C’est bien lui qui a peint cent fois des Angelus de Millet avec la mère en position de mante religieuse ?

– La mante religieuse était latente depuis longtemps, mais c’est avec Dali qu’elle s’est révélée (pas seulement à travers l’Angelus et bien d’autres oeuvres, mais aussi à travers sa relation avec Gala). Et puis la mante est devenue tellement indissociable du onzième commandement qu’ensuite l’analogie n’a fait que glisser sur sa ligne de plus grande pente, par catharsis, là aussi.

… bien sûr … comment ne pas y voir une illustration du dépathocryptage ?!

– Bravo SOfy ! Tu vois que je suis lisible ! Toi qui dis toujours que je suis incompréhensible !

Pour moi oui, parce que je connais le code. Mais pour la famille non, tu n’es pas lisible. Quel gâchis !

– Pourquoi … quel gâchis ?

Parce que, ce que tu fais Joël, ça ne sert à rien ! Tu espères partager ? Mais quoi et avec qui ? J’ai encore relu ton dépathocryptage avant d’appeler … je sais, je dois être maso. C’est toujours comme à la première lecture … une envie irrépressible de faire l’autruche, et puis de pleurer, de pleurer et de dormir. Il est là le gâchis. Toi tu joues avec les mots, les métaphores, les néologismes, les images, ça doit sans doute t’aider. Mais moi je n’ai pas grandie d’un iota depuis mon adolescence, je ne suis que de la colère … tant de colère !

– Toi ? Pas grandie ? Regarde le chemin parcouru. Aucun de nous ne se serait aussi bien sorti d’autant d’abandons.

Non, je n’en suis pas sortie. Trente ans après, je continue encore à chialer toute seule chez mon psy, pour apprendre à vivre malgré mes pères et mères démissionnaires, et mes frères et soeur négligeants. Et pendant ce temps-là, la famille elle s’en fout. Moi je suis la fille de rien, je n’interesse personne, et toi entre nous, tu n’es pas mieux mon vieux. Tu gueules, soit, mais tu gueules dans le vide.

T’es l’intello de la famille comme ils disaient, et c’était péjoratif dans leur bouche, crois-moi ! Maintenant, pour eux, tu dois être une espèce de martien, et Internet ta soucoupe volante. J’espère que tu apprécies ta solitude électronique. Ils s’en foutent de tes fables, de tes animations, de tes post-scriptum. J’imagine la réaction quand ta carte de voeux tombe dans la boîte aux lettres : « Qu’est-ce qu’il nous a encore pondu l’extra-terrestre ? ».

Ils ne comprennent pas que tu ne fais qu’offrir, que donner à partager. Ils reçoivent ça comme du dédain, hautain, humiliant, agressif même peut-être. Alors par légitime défense, ils s’en foutent, dans les deux sens du verbe : ils se foutent de toi et ils s’en foutent de tes messages ! Eux c’est ça qui les soulage. T’auras jamais de réactions sur le fond à ton dépathocryptage. Tu rêves Joël si tu crois ça. Ce n’est pas d’illustrations dont ils ont besoin. C’est d’un traducteur et d’abord d’un bon réveil-matin. Du gâchis !

– T’as tort sur plusieurs points. Pas de réactions au dépathocryptage ? Ô que Si ! Et de nombreuses. Des négatives, par mes copains SWiSHeurs, qui auraient préféré moins de « pathos » et plus de « sonos ». C’est sans doute un des défauts qui m’ont plombé à la Great SWISHmax Competition 2oo4.

Je parle de la famille Joël, je parle du GFo …

– Je sais bien SOfy ! De nombreuses réactions là aussi, unanimes et assourdissantes tant elles sont silencieuses, à deux exceptions près. Mais moi je ne crois pas qu’ils s’en foutent. Là aussi la colère t’aveugle. Tu fais des amalgames injustes. On nous a tous arraché les ailes, on nous a tous privés de confiance, et on a tous hérité des mêmes peurs, presque des mêmes phobies. Ils ne s’en foutent pas, ils se sentent seulement piégés, chacun à leur manière, par leurs soumissions respectives.

L’amnésisme n’est qu’une attitude, une posture. Quand on ne peut pas nier la réalité, et qu’on ne veut pas la reconnaître non plus, on peut encore faire mine de l’avoir oubliée. Ce n’est qu’une forme de renoncement, par confort, par paresse, par peur, pour ne pas faire de vague, pour ne pas sortir du lot, pour éviter les conflits, les explications, les réparations. Alors avec le temps, l’amnésisme dissout les aspérités qui dérangent. La réalité devient une vérité à trous, à trous soulagés d’être pommadés par des explications toutes faites, une réalité liftée, redevenue rassurante et lisse.

– Toi aussi Joël, si tu continues, tu finiras dans une perforation, … excommunié par le onzième commandement, comme tu dis.

– Je le suis déjà SOfy, depuis longtemps, mais pas plus que toi, pas plus que tout le monde. Tu es restée sur ce vieux schéma à la Walt Disney, qui voudrait que la famille soit une ronde enchantée autour de parents attendris. Tu raisonnes comme s’il y avait un choeur et des exclus. Mais ce schéma est périmé. On est tous des adultes, quadras, quinquas plutôt, et plus. On est tous des alter ego. Il n’y a pas de centre. Il n’y a plus de ronde. Y en a-t-il eu jamais ? Il n’y a qu’une toile fragile de quelques rares fils d’affection, réels, mais plus ou moins sincères, plus ou moins entretenus.

Quant aux aptitudes de chacun à le comprendre, je crois que tu te trompes. Ceux qui ne veulent pas le comprendre n’en sont pas pour autant incapables. Peut-être faut-il un dictionnaire pour me lire quelque fois, mais pas plus qu’il ne m’en faut pour écrire. Ils n’ont pas besoin de traducteur comme tu dis, seulement de volonté, ne serait-ce que pour avoir le bonheur de réagir, de discuter, de contester, de se mettre en colère. Mais ils préfèrent se taire, et savent qu’en se taisant, ils « amnésisent ».

C’est ça qui me dérange dans ta démarche. On dirait que tu aimes la famille au point de croire encore que pourraient en jaillir des métamorphoses et de véritables échanges.

– Très dalinien ton … jaillissement de métamorphoses … j’en ferai quelque chose !

Moi je n’attends plus rien, ça fait trop mal. Mes parents naturels m’ont abandonnée en friche, et ma famille adoptive m’a effacée sur ordre. Point final. C’est ton rêve qui est périmé. Elle est touchante ton image des berceuses qu’on fredonnait aux deux soeurs, naguère, au pied du mur des lamentations de qui tu sais. Touchante, mais … surréaliste. Je ne crois pas une seconde que ma grande soeur se souvienne qu’elle l’est. Je crois que l’idée même de me retrouver la terroriserait. On lui a tellement bien appris à avoir peur de tout et de tout le monde, y compris d’elle-même. Pourtant, qu’est-ce que j’aurais eu besoin d’une soeur, confiante, complice et confidente.

– Demande-le lui … peut-être a-t-elle besoin de sa petite soeur elle aussi.

Tu parles … elle est l’élue et moi je suis l’exclue. Je devrai encore me battre toute seule, toujours toute seule.

– Là tu cèdes au renoncement. Tu vois comme l’amnésisme est insidieux et contagieux ? Tu te laisses contaminer. Moi, c’est pour cette seule raison que je refuse de renoncer. Ce n’est pas par charité pure-catho ou par loyauté pur-scout, il y a belle lurette que je n’ai pas fait mes rappels de ces hypocrisies-là. Mais je refuserai toujours ce consensus couard et amnésiste. Ce n’est pas de la naïveté, c’est de l’honnêteté ! Et si être honnête est surréaliste, alors que je le sois ! Il y aura toujours des milliers d’oiseaux au-dessus de la lagune, des lions ailés, des éléphants daliniens, et des grands frères martiens …

… l’acqua alta ne noiera jamais Venise sous la lagune, pas plus que le GFo ne noiera sa petite soeur dans l’oubli !

… Naïf, ce n’est pas ce que je voulais dire … quoique … je veux seulement dire que tu te fais du mal pour rien !

– C’est TOUT le contraire SOfy ! Ça ne fait jamais de mal de dire, ou de crier. Même dans le vide, fût-il électronique. Au contraire ! Et je t’invite à en faire autant ! C’est ce qu’Aristote a intuité le premier en la baptisant : la katharsis. C’est ce que Breuer, Freud, Jung et bien d’autres ont développé sous les diverses formes de … l’abréaction. Ce que Dali appellait sa méthode paranoïa-critique avant même d’y travailler avec Lacan. Voire, ce que Janov appellait le « cri primal ». Etc.

Dire, crier, même dans le vide, ça sert à ne pas se taire. Ça éprouve les épreuves. Ça les intègre. Ça libère !

Ça peut prendre mille formes : chanter, dessiner, écrire, versifier, infographier, kaleiJEFographier, peindre, musiquer, téléphoner, mailer, pardonner, raconter, etc. Elles sont toutes une seule et même thérapie … elles sont le « dire » qui met des mots sur les souffrances lancinantes, enfouies ou refoulées, sans avoir été digérées. Des mots, des images ou des symboles qui permettent enfin de les extirper des plaies, de les livrer pour s’en délivrer, de les éprouver véritablement et consciemment, pour pouvoir leur donner du sens et les ranger enfin à leur juste place. Sans rien oublier, jamais, mais pour continuer à grandir « avec » ou « malgré ». Au final, elles sont le « dire » qui « panse », le « dire » qui donne l’énergie du coup de pied au fond de l’acqua alta, quand il est encore temps de remonter à la surface avant de se laisser renoncer à vivre.

Ce sont ceux qui « amnésisent » qui se noient.

Oui je sais bien. Que trop bien même. Mais il va encore m’en falloir des séances de larmes pour décortiquer tous les épisodes de ce vieux feuilleton sordide. Je suis lasse. Je voudrais tellement n’avoir qu’à faire le bonheur de mon mec, de mes gosses, de mes élèves. Tu disais les réactions du GFo unanimes et assourdissantes à deux exceptions près, lesquelles ?

– Notre petit frère néo-cinquantenaire m’a demandé de tes nouvelles, et je lui ai demandé de ne pas oublier de t’appeler. Et puis toi, tu viens de me donner quelques bonnes idées … pour en faire mon édito. Deux exceptions tu vois, et pas des moindres !

Un trio c’est déjà plus de la moitié d’un quintet ! T’as une famille SOfy !

… touchée ! …

– Il n’y a que deux façons de franchir le Pont des soupirs à Venise. A la manière romantique des gondoliers, ou à celle plus tragique des prisonniers des Doges. Mieux vaut la première évidemment, mais encore faut-il apprendre à « nager » en eau fraiche, et ne pas rester amnésique entre les murs de son cachot tout chaud. Un jour, tu verras, les otages du onzième commandement sortiront de leurs cachettes !

Bizoux à TomEva et Pat ! Et à toi p’tite soeur ! On se rappelle !

Oui, à bientôt Joël ! Grobizoux aux JEF !

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