édito 2oo7

Allégorie de Camera ▲ Obscura

Il était une fois deux petites boîtes sombres, illuminées de certitudes, deux petites têtes vides, pleines d’espoir, et dont l’âme sensible attendait que la lumière extérieure les pénètre pour les illuminer de la « Réalité Vraie ». Le moment venu, elles s’ouvrirent enfin pour que grossisse en elles l’image la plus Vraie possible de cette Réalité.

Camera en quête d’Absolu voulait tout voir sans réfléchir. Tout, absolument Tout ! Alors le moment venu, elle décida de se laisser envahir par cette Réalité Vraie, toute sa sensibilité offerte à l’émerveillement de tout sentir le plus intensément possible, sans aucun préjugé, sans penser une seconde avec tous ces mots qui vous obscursissent l’esprit plus qu’ils ne vous éclairent. Elle installa un film hyper-sensible qu’elle pousserait au développement malgré son gros grain. Elle ouvrit son diaphragme au maximum trop à fond, longtemps, et s’abandonna à l’ivresse de tout ressentir trop vraiment.

Obscura en quête de Connaissance Universelle voulait tout savoir pour tout comprendre avec un maximum d’honnêteté et de discernement. Alors le moment venu, elle décida d’obtenir la plus grande profondeur de champ possible, de prendre le temps de pause le plus court possible, pour former l’image la plus nette et la plus piquée possible. Elle installa un film à grain hyper-fin qu’elle développerait rudement pour compenser sa faible sensibilité. Elle régla l’ouverture sur quasiment moins que rien, et ajusta le temps de pause à une infinitésimale fraction de milliseconde moins que nulle.

La morale de cette histoire ? Tous les photographes vous la dirons ! Camera obtint l’image la plus lumineuse qui soit, c’est à dire l’image la plus floue à la fois, d’un blanc uniforme immaculé d’Absolu. Obscura obtint l’image la plus nette qui soit, c’est à dire l’image la plus sombre à la fois, d’un noir uniforme immaculé d’Universel. La question n’est pas de savoir laquelle eut tort et laquelle eut raison. Laissons cette dichotomie manichéenne à tous les donneurs de leçons stupides, aux castrateurs en théologie du mal et du bien, aux marchands de bonnets d’âne du saint marché des bons-points, aux coureurs de records à podiums ou d’echecs à médailles. Observons plutôt, comment la conjonction de leurs expériences respectives leur apporta la réponse ultime à la question initiale: Qu’est-ce que la réalité vraie ?

Désormais, lorsqu’elles choisissent une ouverture et un temps de pause susceptibles de former des images moins aveuglées, Camera et Obscura voient enfin se former en elles quelque soupçon de Réalité Vraie, des images aussi pauvres de Sensibilité Absolue que démunies de Connaisssance Universelle, mais des images merveilleuses et magiques, riches de signes et de sèmes ambigus, illuminées de formes et de couleurs inattendues.

Elles sont devenues sages, parce qu’elles savent que même en prenant des milliards d’autres images, la Réalité Vraie leur restera à jamais inconnaissable. Elles sont devenues sages lorsqu’elles cherchent ce qu’il y a hors champ, lorsqu’elles cherchent ce qui se passait avant et ce qui arrivera après, lorsqu’elles cherchent l’invisible sous l’infra-rouge et au-delà de l’ultra-violet, lorsqu’elles cherchent ce qu’il y a à voir ailleurs quand elles sont là, et là quand elles sont ailleurs.

Elles sont devenues sages lorsqu’elles s’interrogent sur ce que pense vraiment, et ressent profondément, l’autre petite boîte obscure d’à coté. Lorsque de temps en temps, interconnectées sur le réseau des réseaux des camera obscura, elles se racontent leurs éblouissements respectifs et partagent leurs aveuglements réciproques. Elles sont devenues sages, émerveillées d’être des mémoires qui résistent à l’Entropie, émerveillées d’être sensibles à l’infime surface visible de l’inconnaissable, émerveillées d’être à la fois transcendantes et superfétatoires dans le vide médian des Réalités Vraies.

jef Safi


Post Scriptum : • Soyez les bienvenus sur flickr •

En franchissant le premier stade du miroir, aux dires de Jacques Lacan, nous avions compris les règles du « je » sans comprendre encore le « je » des autres, et moins encore les règles du Jeu de la Réalité Vraie à laquelle nous jouions déjà sans l’avoir demandé. Mais qu’est-ce que la Réalité Vraie ? Cet iceberg hyperdimensionnel dont n’émerge à la surface du dicible que quelques bribes de trompe l’âme ? Un lieu commun ? Est-ce si commun d’en ‘rendre conscience pour le partager ?

Nos images se multiplient, d’autant plus expLonentiellement que la révolution numérique dépasse la seule mutation de la surface sensible du fond des caméras. Aujourd’hui, à peine a-t-on cliqué sans réfléchir que nos images sont déjà internetisées. Il ne coûte rien d’en jeter autant qu’on en stocke. Quelle est désormais la différence entre stocker et poubeller ? Quelle sera bientôt la différence entre stocker et uploader ?

Au lieu de donner du temps à la création là où l’argentique en volait en manipulations, la performance numérique stimule la précipitation et vole tout autant, sinon plus encore, le temps de la réflexion. Il suffit de voir comment la créativité de la post-production s’abandonne désormais aux prothèses des algorithmes et des formats stéréotypés. On se précipite, on donne à voir, on se donne à voir, mais on ne voit plus vraiment. On n’en a plus le temps. Comment trier ? Sur quels critères ? La paresse high-tech fait le reste. L’addiction à la jouissance de pléthorer de tout, ou à l’aigreur de croire manquer de tout, se boulimise de pixels et s’étiole de sens.

Naturellement, dans le grand jeu à somme nulle de l’économie de marché, cette addiction se deale à grands prix en se moquant bien de donner dans la lucidité. Quand la grande distribution des leurres est rémunérée par de bons retours sur investissements, ces leurres ont tôt fait de s’afficher réalités et alors, promus Réalités, ils ne se gênent pas pour se Vendre avec le grand V ridicule de la vérité.

C’est ainsi que nous restons plantés devant nos miroirs aux alouettes, fascinés par nos propres hallucinations, amoureux de nos propres narcissismes. Si nous ne réfléchissons pas, les images réfléchissent pour nous et nous renvoient non pas ce que nous sommes mais ce que nous rêvons d’être : <<Miroirs magiques dites-nous que nous sommes les plus beaux !>> Et nos images, peu ou prou, nettes ou floues, fidèles ou recomposées, ne se font pas prier pour nous mentir. Lorsque nous sommes émerveillés, elles nous cachent nos hallucinations. Lorsque nous pensons être éclairés, elles nous cachent nos stupidités. Lorsque nous prétendons être libres, elles nous cachent nos soumissions. Lorsque nous faisons mine de donner, elles nous cachent nos larcins. Lorsque nous croyons être créatifs, elles nous cachent nos imitations.

C’est ainsi que toutes les dérives hallucinatoires de nos médiacraties fuient en avant, glissant sans faillir, sur la ligne de plus grande pente des errances exploratoires de l’Entropie. Ne nous reste-t-il qu’à être hallucinés, hallucineurs, ou les deux à la fois ? N’est-il pas possible de montrer par l’image que s’abuser d’images est hallucinogène. N’est-il pas possible de montrer par l’image qu’on peut apprendre à regarder au-delà de voir. N’est-il pas possible de montrer par l’image qu’on peut apprendre à apprendre, puis apprendre à comprendre ? N’est-il pas possible par l’image de franchir le .. second stade du miroir ?

On ne peut résister au flot Entropique des leurres qu’en produisant des images qui ne se cachent pas d’être des leurres, mais qui s’offrent, avouent et témoignent qu’elles sont d’abord et avant tout des images de l’Inconnaissable. Tel est le rôle de la Photographie comme de tous les arts: concourrir à faire toucher des yeux la surface du miroir. Nous préparer au grand saut de la prise de conscience brutale et féconde du second stade, celui du sens du « nous », le sens du partage du regard des autres, de la nécessaire élaboration d’une mémoire sans autre guide qu’elle-même, sans autre objectif que le sevrage de nos egos, celui de l’aptitude à résister enfin aux errements dévastateurs de l’Entropie.

Soyez les bienvenus dans « La bibliothèque de babel » où chaque lettre se fait pixel et chaque livre image, sur flickr ou sur ailleurs, batissons nos streams, trions nos galeries, choisissons les thèmes et les mots de nos blogs, peu importe l’étalage où nous étalons, . . partageons.

Soyez les bienvenus dans « Le Jardin aux sentiers qui bifurquent ». Partageons l’illusoire des apparences, la transcendance du superfétatoire, les mémoires de l’Entropie, l’Entropie des mémoires, de quoi le vide est plein, le vrai et l’indémontrable, le commun et le rien-qu’Un, l’ordre des désordres opportuns, l’émergence spontanée des attracteurs étranges, le monde des images qui fonde le monde des mots, le monde des mots qui fait le monde des choses. Franchissons le second stade du miroir pour partager le vide médian des Réalités Vraies.