La découverte du Pathon
révélations et confidences de Marc Allemand
rapportées par Jef Safi
novembre 2oo4 (1954+5o)
Lumière rouge
Dès que nous nous plongions dans les bains moites de mon hammam inactinique, j’entamais nos conciliabules par un respectueux « Bonjour Grand-Père ! ». Tandis que je mesurais, exposais, trempais et noircissais du papier à tout va, il me racontait ses procédés argentiques d’antan, ses combines ingénieuses pour compenser les inévitables dégâts des compromis technico-économiques d’alors, les mêmes qu’aujourd’hui au demeurant.
Nous convenions que d’un siècle à l’autre, quand bien même la sémiologie et les canons de l’esthétique avaient mûri, la jouissance de révéler l’ambivalence du réel sur un morceau de papier mouillé était toujours la même: luxueusement gaspilleuse. D’un siècle à l’autre, nous convenions que si l’optique restait l’optique, que si le regard restait le regard, que si l’instant restait décisif, que si la chimie restait l’alchimie, nous allions rester à court d’idées si nous restions à court de Lagavulin.
Pendant des heures, des nuits, nous nous racontions nos joies devant des résultats d’autant plus prometteurs qu’ils étaient médiocres. Nous nous racontions notre même envie irrépressible de recommencer, encore et encore, pour mieux imager, mieux imaginer, et mieux comprendre pourquoi ça le faisait pas comme nous aurions voulu qu’il aurait fallu que ça le fasse, alors que nous avions tout fait ce qu’il fallait tout comme il faut . . d’après le mode d’emploi en anglais.
Désormais nos politesses sont devenues familiarités. Nous nous rencardons au labo numérique pour des séances aussi nocturnes qu’improvisées, mais non moins exigeantes et buguées. A peine ai-je ouvert Photoshop d’un « double clique » et notre conversation d’un « simple salut Marc », que déjà il discute le choix des images, revient sur nos derniers travaux et rouvre nos débats mal dissouts. Sur ce qu’il aurait pu finir, si je n’avais pas oublié de mettre à jour l’antivirus. Sur ce qu’il aurait pu magnifier, si j’avais pris le temps de sauvegarder son boulot ailleurs que dans la corbeille.
Nous discutons de tout, pour le plaisir de s’en verser, de converser, de tergiverser et de boulverser diverses controverses perverses en sens inverse des chemins de traverse transverses. Après avoir épuisé tous les lieux communs des joutes du siècle dernier: Noir&Blanc versus couleur, argentique versus numérique, fond versus forme, j’en passe versus des meilleurs, nous philosophons sur l’actif et l’interactif, le sujet et l’objet, le réel et le virtuel, le sens et le signe, pour tenter d’être plus abscons encore que Jean Baudrillard lui-même dans son « Pacte de Lucidité ».
Marc est intransigeant. Il ne me pardonne pas la moindre prise de vue négligée : « Avec toutes les prothèses dont tu disposes, comment t’as pu saloper ce plan comme un gougnafier ?!« . Et il demeure tout aussi puriste quand je retombe sur mes pieds par un tour de passe-passe numérique: « Trop facile garçon, hmm . . mais comment t’as fait ça ? Par curiosité !« . Quant à moi, quand sa perfectionnite vire à l’aiguë, je ne manque pas de lui diagnostiquer quelque compulsion maniaco-dépressive à tendance paranoïaque mal décryptée. Alors il se tait quelques secondes, me regarde de ses grands yeux clairs et se marre: « T’es bien le fils de la petite soeur de la grande Sainte Marcelle d’Alida !?« .
Rien ne lui faisait peur autrefois et ce n’est pas demain que ça commencera. Certes il est très âgé, mais Marc n’est pas vieux, il ne s’abandonne jamais au renoncement du « C’était tellement plus mieux de quand c’était d’avant d’antan ! ». Il s’immerge dans le numérique aujourd’hui comme il plongeait dans l’argentique autrefois, avec allégresse et à l’aveuglette. Quand il me branche informatique, il ne me lâche plus jusqu’à ce que mes réponses soient convaincantes, ça le rassure, même si elles n’en ont que l’air.
Il n’est ni jaloux, ni envieux, seulement passionné, insatiable, enthousiaste et indécrottable avec un PC. A cheval sur les trois siècles de l’histoire de la photographie, il s’éclate en explorant toute la combinatoire des traditions et des innovations, des références et des irrévérences. Il déborde d’idées extravagantes, fécondes et lumineuses. Avec la souris, c’est le champion de l’essai-erreur ludique, du contournement colérique et du blasphème anti-Billique. Je dois reconnaître très faux-modestement, que les quelques idées dont j’aime à cacher qu’elles ne sont pas les miennes de lui, sont souvent une interprétation copiée-collée des siennes de moi, et pas de parmi les moins réciproquement plagiées.
Je vous sens mal à l’aise. Oui vous, lecteurs. Soucieux même. Joël rechute dans ses délires schizophréniques pensez-vous ? Compense-t-il sa solitude post-oedipienne en la projetant sur un grand-père aussi virtuel que substitutif ? Oui bien sûr, les explications psychanalytiques sont si commodes, faute d’être rassurantes. Et puis ce n’est pas faux. Enfin, presque pas. C’est ce que mon psy et moi pensions de tout ça jusqu’à ce jour, étrange, où j’attachai l’EPSON Perfection 3200 au bout de son cordon USBilical.
Lumière noire
En bon septique rationnaliste, lecteur d’Aristote, adepte de Pyrrhon, je ne m’aventure quelques fois sur les pistes mal balisées du capharnaüm paranormal que par distraction poétique. Je n’accorde pas de crédit non plus aux extravagances des thuriféraires des états modifiés de la conscience. Ces itinéraires-là me semblent un tantinet suspects, peints en trompe–l’oeil par trop de charlatans sans rigueur ni scrupules. Mais voilà. Moi qui me réjouis d’avoir enfin arraché mes oeillères ataviques irrationnelles et réductionnistes, il me faut admettre, grâce à Marc, que mon orgueuilleuse sagacité péniblement reconstruite demeure encore astigmatique, presbitique, myopitique, bref, aveuglément étriquée.
Ce jour-là, pour vérifier le pouvoir de résolution par transparence de la bien nommée « Perfection 3200 EPSON », j’ouvre une boîte d’AV34 (à l’origine, un des papiers favoris de Marc, l’ALTRA dur semi-mat lisse crème, distribué par la société LUMIÈRE). Elles contiennent quelques dizaines de négatifs sur plaques de verre, exposées et développées par Marc lui-même entre les années 20 et les années 50.
J’en glisse quelques unes dans l’EPSON 3200 pour explorer les paramètres d’ajustement des plugins Photoshop importateurs de scans. Puisque Marc est là, comme d’habitude, je lui demande si, à son avis, il faut poser les plaques coté émulsion ou coté verre, sur la glace du scanner. Je lui explique que les capteurs CCD passeront dessous et que la plaque sera éclairée par dessus, par transparence, par une lampe fluorescente.
Marc est là, mais, il n’est pas comme d’habitude. Je le sens inquiet et exalté à la fois. Très nettement. Intensément même. Ma question l’a plongé dans une anxieuse excitation que je ne lui connaissais pas.
– S’il te plaît Marc, de quel coté faut-il placer les plaques sur la glace du scanner ?
Je lui explique que je veux simplement extraire toute la richesse de l’empreinte de la lumière sur les sels argentiques. Que je ne veux pas distordre l’image par d’inopportuns effets parasites d’interfaces. Que je ne veux pas trahir le message de l’artiste sur le plan de la sincérité de son témoignage de par devers son vécu t’vois quelqu’part j’veux dire . . il m’interrompt:
– Que faites-vous ici Monsieur ? Nous nous connaissons ?
– Pépé qu’est-ce que tu me fais ? C’est moi jOëL de JEF ! Comme d’hab’ !
– Expliquez-vous Monsieur et cessez de me tutoyer. Nous ne sommes pas allé à confesse ensemble. Je ne comprends rien à vos histoires de glaces et de scalaires décédés.
– Pas « scalaire » papy, mais « scanner ». Pas « décédés » mais « C.C.D. ». C’est comme un appareil photo mais . . je t’expliquerai. Arrête de déconner, réponds-moi plutôt, les plaques je les expose du côté émulsion ou du côté verre ?
Il n’est vraiment pas comme d’habitude. Sa nervosité est palpable. Sa présence est si réelle et si intense qu’il me semble évident, cette fois, que nos rencontres jusqu’alors n’étaient que virtuelles. Marc est bien là, énigmatique et excité, tout particulièrement par l’EPSON 3200 et sa fiche technique. D’habitude il m’abreuve de mes propres interrogations, mais cette nuit-là, Marc m’assaille fébrile de questions mystérieuses auxquelles mes réponses se dérobent:
– Monsieur de JEF, votre fluorescente est-elle au Xéon ?
– Au quoi papy ?
– Est-elle à cathode froide ?
– J‘en sais rien Marc, je . .
Son insistance et son impatience me surprennent. Il est décontenancé et émerveillé à la fois. Comme s’il me découvrait, alors qu’hier encore, complices, nous re-tricotions le monde en ActionScript, en JAVA et en Macallan 18.
– JOëL de JEF !? . . JOëL l’aîné de mon Henriette ?
Je sens sa surprise me traverser de part en part. Comme s’il me parlait à quelques centimètres avec un porte-voix télépathique.
– Eh papy ! Qu’est-ce qui t’arrive ? T’es pas cool !
– Oh pardon, si tu savais . . j’en reviens pas . . enfin si justement ! Saperlipopette . . alors t’es JOëL l’aîné d’Henriette, c’est ça ?
– Euh . . ben oui ! Alias Coin-Coin, l’aîné des mâles de la portée de la Grand-Font.
– Ah oui . . et ta soeur Marie-Claude, non Marie- . . Marie-Thérèse !
– C’est Maïté maintenant, à sa demande . . elle préfère t’imagines bien . .
– Tu m’étonnes ! Ça sonne moins gueurneuille de bénitier que . . Sainte ThéRèZe de Lisieux ou d’Avila . . ah! ah! Nom de D. . quelle douche bénite . .
– T’as l’air de connaître les Saintes mieux que moi papy.
– J’y suis. Et Claude c’est lui, là, au centre du trio qui attend le quatrième, François.
– François aura exactement 50 ans ces jours-ci, Marc. Et après lui, une décennie plus tard, viendra la petite sœur Sofy.
– Non ! Henriette et Roger ont remis ça ? À quarante ans passés ? C’est de la folie !
– Tu n’y es pas. C’était juste un contrat d’Amour sanitaire et social à durée déterminée.
– De l’Amour à durée sanitaire ? Mais pour qui ? Je n’comprends pas . .
– Je t’expliquerai . . je te la présenterai surtout, et deux de tes arrières petits enfants.
– Alors tu développes dans le noir avec ton petit projecteur plat, là !?!
– C’est pas un projecteur Marc, c’est même exactement le contraire, c’est un scanner . .
– . . ah c’est ça le scalaire ? Pardon, le . . scan-ner et sa glace ?
– C’est ça Marc ! Je vais scanner toutes tes plaques par transparence et les retravailler en numérique sur le PC. J’ai des projets de colorisation et d’effet d’optique pour . . les animer.
Je sens qu’il jubile, qu’il bouillonne, qu’il retrouve ses esprits du siècle des Lumières. Il est prêt de nouveau à improvixalter à donf, à imaginabuler fumant. De nouveau ces questions se font énigmatiques:
– Le scanner jOëL, il éclaire en lumière de Wood ?
– Je ne sais pas Marc, qui c’est ce Wood, il . .
– De la lumière noire alors !?
– Non je ne crois pas, je . .
– Elle filtre les UV sous 315 nanos ?
– C’est pas des chiffres qu’on va trouver dans la doc d’installe tu sais , mais . .
– Quelle plaque as-tu choisie ? Regarde vite !
– Le trio Maïté-Claude-CoinCoin à la veille de devenir LE quartet d’Henriette, . . les valeurs de gris sont très étendues mais ta prise de vue est floue et . .
– Qu’est-ce qu’elle a ma prise de vue ?
– Elle est un peu floue là et . .
– Non, elle ne l’est pas !
– Pas floue ta prise papy ?
– Non Joël, je confirme, elle n’est pas floue !
– Te vexe pas Marc, t’as trop ouvert c’est tout. T’as mis ta chambre sur trépied, un mètre trente au dessus du sol, ligne de mire en petite plongée et ça manque de lumière. Alors pour assurer et surtout pour ne pas contrarier l’Henriette qui veut sa photo ou rien, t’as ouvert le diaph à fond. Du coup t’as pas plus d’un mètre de profondeur de champ et t’as fait le point trente centimètres trop court. Ça arrive même aux meilleurs sous la pression. Ceci dit, t’as réussi à obturer à un tiers de seconde ou à peine plus. Regarde là. Même Claude n’a pas le temps de bouger. Sur Coin-Coin qui braille on compterait les mailles de la barbotteuse. Mais regarde, là, derrière Maïté, . . flou itou . .
– Cesse tes dénigrements de critique ignorant. Je te dis qu’elle n’est pas floue. Point !
Je crois qu’il s’est braqué. Après son coup de gueule, il laisse peser tout son silence sur l’ambiance déjà très refroidie, pendant quelques minutes sans remuer, prenant le risque que ça colle au fond et que ça voile à la surface. J’en profite pour désinstaller SilverFast, ce plugin n’apporte rien à celui d’EPSON. Toujours silencieux le Marc. Je crois que je l’ai vexé avec mon analyse un peu trop péremptoire.
– Tu fais la gueule l’aïeul ?
– Penses-tu petit !
Sa voix est calme, posée, plus mystérieuse que jamais. Marc n’est pas vexé du tout. Je suis à côté de la plaque. Toujours à éplucher la doc de l’EPSON, il est pénétré, habité, envoûté, comme abonné à très haut débit à un mystérieux bulletin de métaphysique. Il referme le livret, le range parmi les autres et se tourne vers moi.
– Joël, peut-on vérifier le spectre de la fluo quelque part ?
– Oui ! Sur internet. Et tout de suite si tu veux.
– Terre nette ?
– Internet. Le téléphone numérique pour passer les textes, les images, les sons, enfin tout quoi. Depuis presque partout et vers presque partout, à condition de . .
– D’accord, d’accord . . alors va à la boutique du fabricant du néon de ton scanner.
– J’y vais Marc . .
– Qu’ont-ils déposé sur la paroi interne des tubes ? Du Nickel ?
– Pourquoi est-ce si important ?
– C’est assez subtil Joël. La température de couleur produite peut être très élevée, alors que la température de lumière émise est basse.
– Oui je sais, c’est pour obtenir un meilleur rendement dans le visible, meilleur qu’avec une incandescente.
– C’est plus subtil que ça garçon, cherche s’il te plaît. C’est du Nickel ?
– Explique-moi, c’est quoi ton problème ?
– Si c’est du Nickel, le gain en pouvoir de résolution qui résulte de la réduction de la tache de diffraction peut être exceptionnel, mais ça dépend aussi de la longueur d’onde la plus courte en bas du spectre. Il te reste des Leffes fraîches ?
– Non mais j’ai de la glace, tu veux un Lagavulin ? Un Macalan ?
– Va pour un double Laga. S’il te plaît. Avec deux glaçons.
– Pour répondre à ta question de tout à l’heure, je pense qu’il faut que tu présentes l’émulsion vers le bas. Les reflets du salicylate de sodium ne seront pas vus par le CCD.
– Du salicylate de sodium ? Dans la gélatine ?
– Non Joël, pas DANS mais SOUS la gélatine, et hybridée au collodion sans huile.
– Une couche de salicylate de sodium ? Sous la gélatine ? Au collodion ? Elle est multicouche ta plaque papy ?
– Oui p’tit gars. Tu commences à comprendre pourquoi elle te paraît floue sans l’être.
– J’le crois pas ! Tu nous as touillé une émulsion à ta main ? Pour filtrer les UV ?
– C’est beaucoup plus fort que ça fils. Il va falloir que tu gamberges encore si tu veux que ch’te mette . . comment dirais-je . . au parfum. En attendant, cherche le Nickel !
Et moi de repartir orpailler dans les tamis du net . . mots-clés: fluo, néon, xéon, « cathode froide », nickel, EPSON, . . avec « cold cathode » c’est plus bavard, mais quel merdier. Si seulement je comprenais ce qu’il cherche.
– Alors petit, cette température de lumière noire ? La longueur d’onde mini du filtre ? Le nickel ? T’as trouvé quelque chose ?
– Eh patience papy ! J’adsle à 1 Giga, je gOOgle à donf, je kartOOze par dessus, . . donne-moi une minute. En plus sur « EPSON », ça remonte des wagons de pubs.
– . . la pUb, la pUb ! . . Bandes d’épiciers ! . . ils ne savent même pas ce qu’ils vendent ! . .
– Faut trier maintenant Marc. Je reprends tout ça sous COPERNIC.
– Copernic ?
– Non pas le grand Mikolaj . . mais un méta offline que j’affectionne pour affiner. Ah là ? . . non ! non plus ! . . un catalogue . . des fiches techniques . . Là ! C’est elle . . !?!
– Quelque chose Joël ?
– Du concret papy ! Je grabe le document. Regarde, ça répond à tes questions !?
– NiO .. 317 nanos .. 1900°C .. 7.45 g/cm3 .. Vertubleu ! . . Ça va le faire !!
Lumière verte
Un génie est un être capable de transformer une idée simple, voire naïve, en une œuvre extraordinaire et transcendante. Marc est un de ces génies-là. Il eut très tôt l’intuition que si les émotions, les passions, les souffrances, étaient si communicatives, c’est qu’elles devaient se propager par des ondes, telle la lumière elle-même.
Grand érudit de vulgarisation scientifique, il fit naturellement l’hypothèse que si les passions avaient des propriétés ondulatoires, alors elles devaient avoir aussi des caractéristiques corpusculaires. Il postula derechef l’existence des « pathons », définis comme les particules qui transportent les « pathos » (du grec pathos: passions, souffrances), au même titre que les « photons » transportent les « photos ». Modestement, il avoue lui-même qu’un tel raccourci n’est pas l’apanage d’un génie très développé. Tout bon photographe n’ignore pas que les émulsions et les émotions se fécondent mutuellement, souvent avec bonheur, dans les bains tièdes de la chambre noire.
Malheureusement, aussi séduisante fût-elle, son hypothèse en restait là sans que son génie ne sache où poser son prochain neurone. Pour autant, il ne renonça jamais devant un si médiocre obstacle, pour la simple raison qu’il ne pouvait plus se débarrasser de cette idée devenue . . son obsession. Chaque jour, chaque nuit, il cherchait la tubercule, le globule, la fécule, la glandule, enfin le bidule quel qu’il soit qui se révèlerait « pathophore ». Une molécule capable de mettre en évidence la capture de « pathons ». Une molécule qu’il mêlerait à la pellicule pour révèler les images émouvantes pathophoriques, tout comme l’émulsion argentique révélait les images latentes photoniques. Il pathona ainsi pendant de longues années, jusqu’à ce matin-là.
Se levant en sursaut d’un pied gauche cauchemardesque, il s’écria: « Si les pathons ne viennent pas à moi, c’est moi . .« . Il eut le tort de s’exprimer à haute voix, ce qui eut pour conséquence explosive immédiate d’incommoder le réveil d’Alida. Elle vociféra qu’il serait temps qu’il cesse de jouer, d’autant qu’il n’avait toujours pas fini l’inventaire de la remise et qu’il avait encore du riz et des morues séchées à livrer à Rochefort. Porté ce matin-là par une détermination inhabituelle, il retira son bonnet de nuit et répéta calmement: « Alida, je sais ce que j’ai à faire . . si les pathons ne viennent pas à moi, c’est moi qui irai aux pathons !« .
Dès lors qu’un esprit se mobilise pour ignorer toute censure, le Verbe canalise l’émergence de ses fulgurances inconscientes. Le Verbe en catalyse tout le pouvoir cathartique. Les murs des préjugés tombent. Les vérités se découvrent les unes aux autres et engendrent quelques fois des visions extraordinaires. Il en est ainsi pour tout un chacun, mais ce qui caractérise les génies, c’est qu’ils ont le bon goût de ne pas jeter ces idées-là aux oubliettes, au lâche prétexte de ne pas incommoder le sens commun.
En posant son pied droit à coté de sa pantoufle, l’évidence lui apparut aussi nettement qu’à Marie en lévitation devant Bernadette les pieds dans l’eau. Aller aux pathons ? A la pêche ou à la chasse au Pathons ? Quels animaux sentent les émotions, les sentiments ? Les prédateurs sentent la peur de leur proies. Sentent-ils ce que les autres ressentent ? Ressentent-ils ce que sentent les autres ? Comment sentent-ils ? Quels sont leurs systèmes d’odorat ? Comment fonctionnent leur nez, leur langue, leurs ouies, leurs antennes ?
Autant d’interrogations qui n’étaient qu’autant de réponses. En trouvant la seconde pantoufle du bout de son gros orteil, il subodora le chaînon manquant: « L’odorat n’est pas un détecteur d’ondes mais un capteur de molécules. Ça ne marchera pas !« .
Se redressant pour retirer sa chemise de nuit, il inversa la proposition: « Et si c’était les ondes pathoniques qui catalysaient la synthèse des molécules que les centres olfactifs identifient dans un second temps ! Les pathons seraient les porteurs et les molécules synthétisées seraient les médiateurs.«
Il enfila sa blouse. Les odeurs seraient des images pathophoriques !? Il chaussa ses lunettes. Et les images pathophoriques restitueraient l’infinie diversité des odeurs émotionnelles, depuis les fragrances des passions et des amours, jusqu’aux pestilences des rancoeurs et des haines !?!
Il s’était couché aveugle, il se réveillait avec du nez. C’est ça le lever d’un génie.
Sur cette piste nouvelle, il opta pour un protocole de recherche très ancien: la sérendipité. Christophe Colomb n’avait-il pas trouvé les cow-boys en cherchant les Indiens ? Fleming n’avait-il pas découvert des champignons en prenant des vacances ?
La Charente Inférieure n’était pas encore Maritime et ne lui offrait pas les êtres d’olfaction dont il rêvait, mais dans sa situation, il ne pouvait être question de demander à Alida d’investir dans de lointains voyages en Afrique Equatoriale, en Amazonie, et encore moins sur quelque île Polynésiaque.
Il se mit donc en chasse d’antennes charentaises (cagouilles, gueurlés, papillons, burgots, etc.), de muqueuses charentaises (gueurneuilles, lumâs, etc.), de pattes charentaises (araignées, puces, tabants, moustiques, etc.), d’ouïes charentaises (anguilles, sardines, pibales, etc.), et même de plumes charentaises (canets, ajhasses, cendrilles, bisses, etc.). Il apprit à épiler, peler, gratter, gommer, cureter, scarifier, inciser, de même qu’à broyer, émincer, infuser, distiller, sécher, mélanger, recuire. Son alchimie de photographe pathophorique virait ostensiblement à la popotte de sorcier vaudou. Jamais il ne s’était senti si . . patheuphorique.
Lumière blanche
Il n’y a pas de miracles. Les plus évangéliques sont ces fables que l’on raconte aux amateurs de jolies lanternes, pour leur faire boire le contenu d’obscures vessies. Les plus contemporains sont tout aussi trompeurs. Ce ne sont que les manifestations de phénomènes inconcevables parce qu’ils ne sont pas encore expliqués ou compris.
La maculée conception apparut à Marc un dimanche. La grand messe était à dix heures comme depuis les siècles des siècles de la petite éternité catholique. Ce dimanche-là, à 9h bien sonnées, enfermé depuis la veille dans son laboratoire, Marc brassait du collodion sans huile avec un nouveau candidat pathophore sous forme de poudre fine délayée dans un peu d’eau claire. Il en profitait pour mettre au point une méthode rapide pour produire une émulsion lisse à l’épandage (pour uniformiser le grain et la sensibilité pathophorique), mais sans qu’elle soit trop fine (pour conserver une large latitude d’exposition et toute l’étendue des niveaux de gris).
Marc disposait en permanence de plusieurs lots de plaques, chacun avec des candidats pathophores différents. Il tenait l’inventaire de ses lots, pour être sûr d’identifier immédiatement la formule qui, un jour, se révèlerait pathosensible. Mais d’années en années, autant ses expérimentations étaient de plus en plus sorcières, autant les grimoires qu’il noircissait de notes absconses et de recettes étranges, étaient de moins en moins bien tenus.
Ce dimanche-là, Alida était en ébullition. Non seulement Marc n’était pas encore sur son 31 dominical, mais comble de contrariété, elle ne mettait plus la main sur le flacon d’eau de Lourdes confié par Blanche de Gallinac. Un petit flacon plutôt laid, mais offert gratuitement pour l’achat de cinquante cierges devant la grotte de l’apparition. Chez les Gallinac, on ne pélerinait pas pour brancarder des paraplégiques entre deux autels, mais pour se porter bonheur à coups de cierges à prières et de verres d’eau à miracles.
Blanche de Gallinac était une fidèle cliente de Marc, de l’épicier comme du photographe. Il fallait absolument lui rendre son Saint Flacon, qu’elle puisse l’ostenser à la grand-messe de 10 heures. C’était le dimanche de Sainte Nitouche, bénite à grandes eaux par le cardinal lui-même, ce qui permettait de rapporter le Saint Flacon à la maison avec le bénéfice d’une bénédiction presque papale, plus proche des grâces en tout cas que les bénédictions paroissiales ou diocésaines ordinaires . . en somme, un stratagème aussi apostolique que gratifiant, puisqu’aussi sacré que gratuit.
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Marc ne trouva jamais les mots pour me rapporter exactement les propos et les gestes dont Blanche de Gallinac l’incontina lorsque, sur le chemin de l’église, elle passa réclamer ses portraits et découvrit son Saint Flacon, ouvert et vide, entre la boîte à veurmées de lombrics blancs et le bocal à mantes religieuses épilées. Marc touillait encore, Blanche débordait déjà. On croit savoir jusqu’où la colère peut emporter. Mais ce dimanche-là, Marc, le survivant gazé dans les tranchées boueuses de l’avant dernière boucherie barbare du siècle, dut admettre que même là-bas, il n’y avait pas encore côtoyé les pires horreurs.
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Affligé d’avoir dû courber l’échine sous les foudres inquisitoriales d’une fidèle cliente, Marc prétexta d’aller fermer la boutique pour sécher l’office et partir flâner le long de la Charente. Comme d’habitude, il s’éloigna par la rive droite en direction du pont transbordeur, armé de sa chambre 9×12 et d’un petit trépied. Il prit quelques clichés des arches et des suspentes, profitant de la qualité de la lumière tamisée par le brouillard duveteux stagnant au dessus de la vaseuse rivière. De retour, à peine apaisé, il prit le temps de développer les plaques et de les aligner sur la claie de séchage, parmi les autres prises récentes du même lot. Toutes ces plaques étaient traitées avec son dernier pathophore fin, à base d’antennes et de pattes de mantes religieuses. Elles étaient presque toutes exposées et désormais développées.
Elles présentaient toutes une couche pathophorique plus ou moins opaque apparue dès la révélation argentique. Les pathophores semblaient impressionnées par quelque chose. Les pathons peut-être ? Mais les émulsions restaient brouillées, comme dépolies. Elles étaient marquées, mais les images formées, toujours différentes d’une plaque à l’autre, restaient désespérément troubles, très irrégulièrement floues, quasiment informes.
Marc cherchait depuis des semaines un fixateur qui laverait suffisamment ces empreintes confuses et ferait émerger un éventuel pathogramme plus distinct. Mais elles restaient figées dans leur nébulosité. Plusieurs d’entre elles étaient si sombres, qu’elles interdisaient même un tirage lisible de l’image argentique.
Blanche de Gallinac se remettrait du sacrilège. Il coulerait encore beaucoup d’eau sous les robinets du parvis de la grotte. Mais, dans la Charente profonde, il lui faudrait plus de dix ans pour se refaire une réputation digne de foi, et effacer l’humiliation du regard des notables de clocher sur une fidèle s’églisant sans son eau de Lourdes, un dimanche de bénédiction cardinale. Il était urgent pour elle de regagner son . . salut, et promptement.
Avait-elle entendu des voix, inhalé trop d’encens ? Toujours est-il que Blanche se sentit impartie d’un devoir impérieux aussi messianique que purgatoire. Elle s’en confesserait le soir même, ferait double pénitence si tel en était le prix, mais elle se devait d’exorciser sa honte et le profanateur, par tous les moyens sacrés et disponibles à discrétion.
Avant même la fin des vêpres, elle écopa le bénitier de la grande nef dans son feutre noir à voilette, elle s’essoufla la grand rue d’un trait sans trop éclabousser ses mocassins, entra dans le laboratoire du blasphémateur, invoqua Saint Marc dans tous ses latins, agita son chapeau tel un aspersoir de procession et exorcisa dans un même autodafé, Satan, Lucifer, Marie-Madeleine, l’épicier et son antre, d’Est en Ouest et de Nord en Sud, dans un large signe de croix biblique apostolique catholique et romain, aussi anti-luthérien que le concile de Constantinople recomposant le Credo pour les brebis égarées du concile de Nicée.
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Marc ne trouva pas, là non plus, les mots pour me raconter tous les détails de cette cérémonie endimanchée exorcisante et expiatoire. Il ne se souvint que de la catastrophe. L’aspersoir à voilette n’avait épargné aucune des plaques au séchage.
Il en aurait pleuré. Il restait là, béni de sang froid, exorcisé dans sa foi et affligé deux cent fois. Encore ruissellante sur les plaques au séchage, l’eau de la grand nef délavait les couches pathophoriques plus efficacement que ses meilleures solutions polyacides. Les eaux bénites excommuniaient impitoyablement les couches pathophoriques et pécheresses. Il ne restaient plus rien des improbables empreintes des hypothétiques pathons. Tous les rêves de Marc partaient à vau-l’eau . . bénite.
Il ne se découragea pas, car ce sont des pires épreuves qu’on tire les meilleurs soupçons. Il fit l’hypothèse qu’un second lavage après séchage devait être la cause de cette absolution catastrophique. Mais il eut tôt fait de vérifier qu’il n’en était rien. Aucune autre eau, qu’elle fût de pluie, de celse, de javel, de chaux, du robinet, ni même de la Charente, ne lavait les pathophores comme la bénite, que ce fût au second ou au mille neuf cent cinquante quatrième lavage.
Il fit aussi l’hypothèse que l’eau de la grand nef, bénite ou pas, était peut-être d’une composition biologique singulière, ferreuse, ligneuse, azoteuse, voir même pituiteuse, eczémateuse, variqueuse, ou n’importe-quoi-teuse mais qui ne fût pas chichiteuse d’être miraculeuse. Mais il eut tôt fait de vérifier qu’il n’en était rien. Quelle que fût la source de l’eau, dès lors qu’il la faisait bénir subrepticement, pendant des semaines, par toutes les cérémonies aspersantes du diocèse, la bénite délavait ses pathophores aussi proprement qu’elle lui encrassait sa comprenette cartésienne.
Qu’il faille quelques fois traverser des périodes de doute, même un génie pouvait l’admettre. Mais que ce doute fût métaphysique, mystique, ou occulte, lui était insupportable. Que la seule propriété spécifique dotant l’eau d’une efficacité pathicide, fût qu’elle soit bénite le taraudait bien profond, plus même, et sans affinité. Qu’en plus, la de Gallinac se béatifiât elle-même d’avoir miraculé sévère en exorcisant l’impie, le démangeait de partout d’une manière plus urticante encore. Alors il décida de garder ce mystère aussi impénétrable que les voies du seigneur, jusqu’à pouvoir l’illuminer d’une explication plus . . rationnelle.
Lumière perdue
Henriette n’attendrait pas les vues de son trio pendant encore cent sept ans. Elle ne tarderait pas à s’en plaindre auprès de sa mère, et Marc n’était pressé de les voir rappliquer dans son laboratoire. Puisqu’à son grand désespoir il savait comment absoudre ses émulsions de tout péché pathonique, il acheva à contrecœur de les bénir. En perdant leur mémoire pathophorique, les plaques retrouvèrent tout leur contraste argentique naturel et Marc tous ses reflexes d’épicier-photographe.
Il décida de positiver en tirant tout ça sur papier, à la va-vite. Il touilla ses bains négligemment, rajouta de l’eau saumâtre à un fond de révélateur brunâtre, à un bain d’arrêt jaunâtre et à un reste de fixateur roussâtre. Il ferma les volets, fît le noir en ajustant les rideaux, alluma l’inactinique, et vit tout en rouge, y compris ses idées noires.
Il sortit ses cadres ordinaires, négligea la minuterie et crâma du lisse crème moyen, au jugé, par paquet de quatre feuilles, sans même accorder les duretés du papier au contraste des plaques. « À photos banales, tirages machinals » se dit-il en ayant le net pressentiment qu’un jour viendrait où de bêtes machines remplaceraient le coup de main aventureux et précurseur de l’épicier-photographe. Il n’en fût que plus amer.
Après quelques heures de gassouillage et de gavagnage de papier mouillé noirci, il vérifia son travail en posant sur la paillasse chaque plaque négative sur chaque contretype positif. Les méthodes les plus simples sont si efficaces, d’autant qu’il manquait de place depuis que, partout sous les tables et sur les meubles du local, s’amoncelaient boîtes, bouteilles, fioles, cornues, calices, topettes, rhytons et burettes de toutes tailles, habitées par toutes sortes de bestioles et de mixtures.
Il rouvrit les volets, mais la lumière du jour déclinait déjà fortement. Il brancha son prototype. Un projecteur que lui avait improvisé son fils avec une lampe prêtée par un démarcheur en luminaires de La Rochelle. Ils s’étaient laissés convaincre tous les deux, d’examiner pendant quelques jours cette chose tubulaire et prétenduement révolutionnaire venue de Broadway. Ils étaient convaincus qu’il ne s’agissait là que d’un attrape-nigaud. Allumer une enseigne au fronton de l’épicerie, aux heures de fermeture, ou la nuit, consommerait de l’électricité pour attirer beaucoup plus de moustiques que de clients de passage.
Mais la lumière produite leur plaisait et le procédé d’allumage les intriguait. Une cathode froide. Des tuyaux traités au nickel. Un démarreur à impulsions avec un petit transformateur élévateur de haute tension. Marc était tenté par l’engin pour l’éclairage de ses prises d’intérieur, ses portraits et ses groupes dont toute la bourgeoisie du coin était friande. La puissance lumineuse lui aurait permis des temps de pause plus courts et des clichés de meilleure définition avec des plaques à grain fin parce que moins sensibles.
Au goutte-à-goutte du robinet incontinant, s’ajoutèrent les crépitements du démarreur du néon. Une lumière blafarde et fluorescente à la fois inonda les surfaces que le soleil déjà somnolant abandonnait. Il jeta un oeil sur son travail. Marc n’était pas plus hypocondriaque que la moyenne mais en bon photographe il s’inquiéta d’abord de la santé de ses yeux. Il crut une minute à un décollement de rétine, ou à la propagation soudaine et violente d’une cataracte phosphorescente. La lumière du projecteur était-elle d’un spectre trop expérimental pour des yeux normaux et fatigués ? Il se les frotta.
De fins halos protéiformes se vrillaient et scintillaient sur les plaques. Ils vibraient en résonnance parfaite avec les éclats de la cathode froide et du tube au nickel. Marc observa aussi que les halos longeaient consciencieusement les contours des sujets photographiés, les enveloppant d’une aura mystérieuse. Une auréole ? Non pas ça ! Il n’avait plus l’eau bénite en odeur de sainteté . . il se délivra de cette tentation mystique renaissante en postillonnant un violent mais sincère « mOrdieu de Diou ! » dans un phrasé interjectif soutenu et très appuyé, tout en s’efforçant de garder ses deux pieds sur terre.
La mémoire des yeux est infaillible. Pour avoir souvent cherché et pratiqué de nombreux effets spéciaux photographiques, il reconnut la géométrie des auréoles. Elle n’était pas celle de l’ellipse qui ceint les saints, mais celle magique des solarisations et des paraglyphes qui isolent les zones à fort contraste. Mais pourquoi ces halos auréolés prenaient-ils vie de la sorte sous cet éclairage-là ?
En réponse à sa question, le projecteur répondit par une éructation claquante, doublée d’un hoquet sourd, et s’éteignit plus vite que la persistance rétinienne pouvait le laisser croire. Marc était désormais perdu au fond de sa camera obscura au sens propre comme à tous les sens figurés.
Lumière projetée
Le tube du rochelais ne se fabrique plus. C’était un prototype unique. Ils ont déjà changé le système d’allumage et de traitement des tuyaux. Je n’ai plus de solution pour l’instant. Il va pourtant falloir en trouver une autre, et vite. Si je ne tente rien moi-même, il faudra encore dix, vingt ou cinquante ans pour que les sciences et les techniques évoluant on redécouvre l’existence des pathons.
Jamais je ne mourrai sans m’expliquer ce que je persiste à croire: il s’agit bien là de la manifestation concrète d’une formation effective de pathogrammes. Preuves de la pathosensibilité de mes nouveaux pathophores. Preuve elle-même de l’existence de mes pathons. Jamais je ne mourrai sans avoir reproduit le phénomène. Jamais je ne mourrai sans le montrer à toutes les académies qui voudront bien s’en académiser. Jamais surtout je ne mourrai sans avoir de mes propres yeux vu ce que ces images ont à me montrer. Je suis sûr qu’on doit y découvrir beaucoup plus de révélations extraordinaires que ces maigres et fugitifs paraglyphes aussi fluorescents soient-ils.
Si seulement je pouvais vivre encore quelques dizaines d’années. Alida dirait « Mérite d’abord ton paradis et ensuite attends patiemment ta réincarnation le jour de la résurrection des morts !« . Non Alida, je ne suis pas patient et je ne crois ni en la réincarnation des chrétiens, ni dans toutes les autres formes de métempsycose. Trop naïf. En revanche, je crois que l’esprit de chacun peut survivre en partie dans l’esprit des autres, un certain temps, pour autant qu’on ait pris soin de leur laisser des souvenirs. Des bons de préférence. De beaux et gros pathons enjoués, enthousiastes et passionnés.
Il faut que mon esprit sache attendre, puisque mon corps ne le pourra plus jamais. Le problème est simple à poser : le corps meurt, l’esprit survit en hypnose cataplectique et se réveille quand il faut sur ordre. Ça a le goût d’une résurrection, l’odeur d’une résurrection, mais ce n’est pas une résurrection. Ce n’est qu’un sommeil hypnotique suivi d’un réveil hypnotique. Mais comment faire ?
Tubleu ! Evidemment ! Il suffit de se servir de ce qu’on a. Je vais prolonger le souvenir de ma découverte par ma découverte elle-même. En enregistrant mes propres pathons de découvreur. . . Non ça ne marchera pas ! Qui me réveillerait ? Mes pathons et mes pathogrammes survivraient mais moi malheureusement je n’assisterais jamais à leur . . résurrection.
J’reprends tout au début ! Hypnose, cataplexie, pathographie, réveil contrôlé, . . j’ai l’intuition qu’il y a une solution. Je commence par une auto-hypnose cataplectique. Facile. Je m’ordonne un réveil hypnotique par un ordre extérieur convenu d’avance. Un claquement de doigt, une sonnerie de réveil matin ? Non, il va falloir attendre des dizaines d’années. Bon ! Il faut que je trouve une manière de me donner moi-même un ordre, mais qu’il vienne de l’extérieur. Ça c’est raide. Il faut que ce soit seulement si quelqu’un a redécouvert les pathons. Raide itou ! Donc, il faut que ce quelqu’un me donne l’ordre de réveil à son insu. Très très raide ! Donc ! Il faut que j’enregistre l’ordre et que ce soit l’autre qui le rejoue à son insu.
Mouais ! Et seulement s’il touche aux pathons ! Donc ..<>?! Mordieu ..<\->? Sainte Saperlotte de Vertuchou ..<(\@)>?!! . . EurekAAA ..!!< ¿( ° \°)¿ >!!
Il faut que je prépare un enregistrement pathophorique de mon propre ordre de réveil par moi-même. C’est tout con ! Je vais me prendre un autoportrait pathophorique en pensant haut et fort et de toute ma passion la plus « Pathogénique » quelque chose comme « Marc mon vieux ! Réveille-toi ! L’auréole des saints pathophores scintille de nouveau sous les fonds baptismaux ! Lève-toi et pathophorise ! Viens redécouvrir et illuminer les derniers mystères irrésolus de l’extraordinaire phénomène photopathographique de ta passionnante vie d’épicier-photographe et . . ! ». Enfin quelque chose comme ça ! En plus court peut-être. Mais intense. Si quelqu’un réveille l’enregistrement, alors je m’allumerai au bon moment et au bon endroit.
. ./. .
Je suis pressé maintenant de quitter Tonnay-Charente. J’ai grâlé toutes les plaques pathophoriques disponibles pour pathophoriser un maximum d’autoportraits. Il faut mettre toutes mes chances de mon côté. Je veux être réveillé à coup sûr par la redécouverte de mes pathons et que ce soit avec une de mes plaques. J’ai envoyé mes paquets tous azimuts: les amis, la famille, les instituts, les facultés, les musées, les postes restantes, les monts de piété, et même les objets trouvés.
Je n’ai plus qu’à partir. D’autres ponts transbordeurs m’attendent désormais pour rejoindre d’autres rives. L’éternité patheuphorique est devant moi. J’y vais, de un, je commence par l’auto-hypnose, de deux, l’injonction du signal de réveil . .
. . merde ! Qu’est-ce qui ne marche pas ? J’hypnobulle à peine depuis deux secondes que déjà je suis réveillé. AHrr ! Je n’aurais pas du garder un de mes autoportraits si près de moi. Ça m’ordonne un réveil sans raison. Peut-être une histoire de diaphonie pathonique para-hypnotique parasitique. J’le dis toujours, quand ça marche trop bien, ça ne marche pas bien ! Ça interfère quelque part. Il faut que j’éloigne cette plaque, que je l’expédie, elle aussi je ne sais où. Mais ? Je ne peux pas la prendre. Et que fait-il ici celui-là ? Pourquoi veut-il me vendre son scalaire décédé ?
– Que faites-vous ici Monsieur ? Nous nous connaissons ?
– Pépé qu’est-ce que tu me fais ? C’est moi jOëL de JEF ! Comme d’hab’ !
– Expliquez-vous Monsieur et cessez de me tutoyer. Nous ne sommes pas allé à confesse ensemble. Je ne comprends rien à vos histoires de glaces et de scalaires décédés.
– Pas « scalaire » papy, mais « scanner ». Pas « décédés » mais « C.C.D. ». C’est comme un appareil photo mais . . je t’expliquerai. Arrête de déconner, réponds-moi plutôt, les plaques je les mets coté émulsion ou coté verre ?
Sacredieu ! Ça y est ! C’est cette tête d’oeuf qui m’a réactivé en illuminant mon autoportrait avec sa machine fluorescente. Je suis un génie ! Non seulement j’ai découvert les pathons mais j’ai également mis au point un procédé patheuphorique de résurrection de l’esprit qui marche à merveille. Alida dirait « de résurrection de l’âme » et m’enverrait immédiatement au fin fond des enfers pour péché de lèse-Bon-Dieu ! Ah . . Alida . . si tu savais !
Ce monsieur de JEF me tutoie. Il me connaît. JOël de JEF, un aristocrate sans doute. Il possède quelques unes de mes boîtes ALTRA et plusieurs dizaines de mes plaques. Des 9×12 surtout et quelques 13×18. Aucun de mes rouleaux cellulosiques en 110. Dans une des pièces en bas, un meuble à vitrine protège quelques appareils dont deux Kodak comme les miens et d’autres, incroyablement compacts, avec des cailloux énormes et des boutons partout. C’est drôle, je le sais sans y être descendu. Il recommence à allumer mes plaques. Visiblement il ne sait pas ce qu’il fait. Il faut que je m’en mêle.
– Monsieur de JEF, votre fluorescente est-elle au Xéon ?
– Au quoi papy ?
– Est-elle à cathode froide ?
Lumière révélée
– Papy ! T’as élucidé le miracle immaculeux de l’eau bénite ?
– Oui jOëL ! C’est tout simple ! Tous les liquides sont plus ou moins pathophores. Ils piègent des tas d’impuretés en suspension qui elles-mêmes sont plus ou moins pathophores. Ils captent ainsi une énorme diversité de pathons incohérents et les brassent sans fin et sans forme au gré de leurs convulsions thermodynamiques. Les eaux dites bénites ne sont pas des eaux sacrées ou miraculeuses. Au contraire même. Froides et stagnantes, elles sont exposées pendant des jours et des semaines aux ambiances sombres, tristes et mornes des chapelles, des églises, des cathédrales et autres basiliques. Toutes des enceintes lugubres, vides de pathos, de passion, de joie, d’amour et d’enthousiasme. Dans ces lieux-là, les eaux des bénitiers et des fonds baptismaux, bénites ou pas, sont littéralement séchées de leurs pathons par le bon vieux principe des vases communicants. JOëL, plus l’église est grande, triste, ennuyeuse, bigote et cagote, et plus l’eau des bénitiers y est profondément sans âme et donc . . hypo-pathophorique.
– Comment agit-elle alors ?
– Très simplement là encore. La nature a horreur du vide. Une eau hypo-pathophorique est évidemment hyper-pathophage. Lorsqu’on la verse sur cette haute concentration pathophorique qu’est ma couche pathosensible, l’eau hyper-pathophage se gorge goulûment des pathophores dont elle est en manque. Mais elle n’absorbe pas tout. L’eau bénite absorbe et dissout seulement ce que j’appelle le « caput mortuum » cher aux alchimistes, les résidus pathophores d’après révélation. Elle n’altère pas la cristallisation quasi-translucide des atomes d’argent qui ont diffusé par osmose de la couche de gélatine vers la couche de collodion pendant la révélation argentique.
– Restent alors dans le collodion l’empreinte des foyers cohérents. D’accord. Mais comment se forment-ils ? Pourquoi ne sont-ils pas effacés par les eaux bénites pathophages ?
– C’est la révélation argentique elle-même qui catalyse la révélation des foyers pathophoriques cohérents. Au moment où les sels d’argent cristallisent, ils catalysent les aggrégations pathophoriques de formes identiques si leur charge pathonique est cohérente. Je ne sais pas encore quel rôle jouent les atomes d’argent pur et le salicylate de sodium dans cette catalyse. C’est physique ou chimique, peut-être les deux. J’ai trouvé des pistes cette nuit dans l’Internet du côté de la Chimie Physique Moléculaire. Si la piste est bonne il se pourrait que j’enrichisse cette science d’une nouvelle branche disons « psychokinésique méloculaire » . . si tu vois ce que j’veux dire.
– Je vois, tu m’as l’air aussi barge que génial ! Dis-moi plutôt, on a bien vu des foyers pathoniques se former sans image argentique homomorphe ?
– Oui je sais. La cristallisation du pathogramme est déclenchée pour tous les foyers cohérents, même ceux qui ne sont pas homomorphes de sujets argentiques, mais à condition qu’il aient une concentration pathonique cohérente suffisante. Néanmoins, tu l’as vu, leurs images pathophoriques sont moins riches que celles des foyers principaux.
– Les auréoles en lumière de Wood sont magiques, c’est le test le plus immédiat et le plus simple pour savoir si une couche pathosensible est émue mais comment t’expliques ces halos scintillants sous cette lumière ?
– Cet effet que je suis tenté d’appeler modestement « effet Marc All. » n’est ni plus ni moins qu’un paraglyphe. L’effet d’optique par parallaxe très connu entre deux émulsions. Ici entre l’argentique positive ou négative et la pathophorique superposée. Lorsqu’elles sont éclairées sous lumière de Wood (lumière noire à déséquilibre spectrale vers l’UV mais ouvert dès 315 nanomètres de longueur d’onde), le rayonnement stimule la réflexion d’un flux de photons polarisé sur chaque couche. Leurs spectres respectifs sont légèrement différents et au contact interfèrent intensément dans les zones à fort contraste, celles du contour des sujets. J’aime à penser que l’effet peut être considéré comme l’image des collisions photons-pathons au sens de leur distribution sur la plaque.
– Marc, je te propose de raconter tout ça en images et de le publier. On pourrait simuler une pathoscopie de la plaque Maïté-Claude-CoinCoin dans une animation à partir des scans et des pathocaptures qu’on vient de refaire. Pour le 50ème anniversaire de François on lui offrirait les révélations de ta découverte. On lui offrirait aussi cette animation comme reportage de sa première apparition pathophorique, en somme le reportage de sa vraie naissance affective au coeur de la fratrie. Qu’en penses-tu ?
– Hmm . . ta proposition m’inquiète petit. C’est dangereux de publier de telles révélations. Photographier les pathos c’est déjà un peu et même beaucoup lire dans les pensées des autres. Tous les mercantileux sans morale vont s’emparer du procédé pour revendre aux gens leur propre liberté de penser ? Ce sera le début de déviances qui conduiront vite à toutes sortes d’atteintes aux libertés individuelles et collectives ? Pire même, qu’en feront ces argousins à l’esprit kakiteux et tous ces agents de l’ordre établi à l’esprit foireux dans leurs délires paranoïaques liberticides et fascisants ?
– Wouahoo PaPy ! T’es passé par quelle révolution avant de venir ? T’es pas obligé de tout révéler au monde. À part toi, François et moi, qui d’autre croira que les pathons existent vraiment ? Papy, pense à mon p’tit frère. C’est son grand anniversaire. T’ai-je dit qu’il avait baptisé son fils aîné Marc ? En hommage. T’ai-je dis aussi que . .
– Ah ?! . . Bon d’accord jOëL ! Mais je garde pour moi la formule de l’agent pathophore. Sans cette clé quiconque viendrait te piquer les plaques elles-mêmes ne pourrait rien en tirer. La cristallisation pathophorique s’opère dans le collodion sous une forme purement optique, les agents pathophores disparaissent intégralement délavés et dissouts dans l’eau bénite hyperpathophage. C’est incroyable, il n’en reste vraiment rien.
– Coté pathophore tu m’as déjà levé le coin du voile. T’as bien parlé de mantes et de lombrics pour préparer ces plaques-là ?
– Je t’ai laissé croire en effet que les mantes religieuses y étaient pour quelque chose. Il n’en est rien. Quant aux lombrics longs et gluants il me plaît toujours de les évoquer chaque fois que je fabule sur . . l’amante religieuse . . me demande pas pourquoi !
– . . Ô si Papy ! Dis-moi ! Raconte-moi la fable du lombric et de . . l’amante religieuse.
– Je te la laisse écrire. J’avais seulement le pressentiment qu’il ne fallait pas tout te dire et puis, j’aurais tellement aimé être à l’origine d’un . . religioso-manticide impitoyable, barbare et généralisé.
– Qu’est-ce qu’elles t’ont fait ?
– Oh elles rien . . mais va savoir pourquoi . . je ne supporte pas l’idée qu’il soit naturel que ces femelles pieuses, priantes et égocentriques, s’autorisent à boulotter égoïstement leur mâle dévoué à la première petite fringale qui passe. Bon Dieu, pourquoi diable ces imbéciles se laissent-ils crouter dès qu’ils ont le bout du lombric à la mante ? Et pourquoi, fichtre, cette image me met-elle tant en colère ?
– Encore quelques dépathocryptages en perspective Papy ?
– jOëL ?!
– Oui Marc ?
– Et si l’animation pour ton p’tit frère commençait par une simulation du développement argentique ? . . faisable ?
– Bonne idée, t’as raison. On simulera le tirage sur papier dans un beau sepia cinquantenaire.
– Révélation, fixage, tirage, ça va pas plomber l’animation comme tu dis ?
– Si on simule juste ce qu’il faut, non. On peut accélérer les étapes, en oublier quelques unes même.
– Bon ! C’est moi qui dessine ce coup-ci. Tu scriptes l’interactivité ? J’ai pas compris comment tu fais.
– Justement Marc. J’ai simulé l’éclairage inactinique et la lumière de Wood avec l’ampoule là-haut ! Clique dessus, amuse-toi, tu vas comprendre !
– Ah . . ça le fait . . c’est magique ! . . Fais voir le script ?
– À gauche c’est la séquence du développement. Après on combidulera les pathophores sur le même principe.
– jOëL, j’ai une idée pour les pathophores. Tu connais le truc du paraglyphe en noir&blanc ?
. ./. .
Pour des raisons techniques mineures (tout à fait remédiables) mais surtout pour d’autres plus mercantiles et sécuritaires (donc fatales), en 2020 Adobe a cessé de maintenir son plugin FlashPlayer. Par suite, les GAFAM, Mozilla, Swish, et bien d’autres éditeurs, décidèrent de ne plus mettre à jour les éditeurs swf et les plugins de navigation. C’est la raison pour laquelle – j’en suis fort marri ! – cet objet dynamique interactif n’est pérennisé ici que sous forme de captures vidéos. De pauvres séquences singulières d’un objet magique désormais obsolète dont la créativité était pourtant inépuisable.